Sumber: http://mobile.courrierinternational.com/article/2010/07/29/aux-sources-de-l-anticolonialisme
Max Havelaar, c’est aussi et d’abord
un grand roman anticolonialiste écrit il y a 150 ans par un
fonctionnaire néerlandais en poste en Indonésie. Et qui a bien résisté
au temps.
La photo s’est ternie. Ses coins ont jauni. On y voit un homme
trônant dans un fauteuil, plein d’assurance, le regard perçant, le
cheveu dru et ondulé, une épaisse moustache mangeant ses lèvres. Il
s’agit d’Eduard Douwes Dekker, alias Multatuli, un écrivain néerlandais
entré dans la légende. Ce cliché défraîchi est collé à la vitre d’une
modeste bâtisse de deux étages, au numéro 20 de la rue
Korstjespoortsteeg, à deux pas de la gare centrale d’Amsterdam. C’est là
que Dekker est né. Cette maison, qui héberge aujourd’hui le musée
Multatuli, semble vouloir s’abriter de la foule qui défile le long du
canal Singel, où fleurissent les marchands de tulipes. “Voici un exemplaire de la première édition de Max Havelaar, imprimé en 1860”,
explique Ria Grimbergen, une bénévole de la fondation Multatuli. Elle
désigne un livre à la couverture noire et élimée. Les pages commencent à
pâlir et à se détacher. Un siècle et demi, déjà. Tout autour
s’entassent d’autres éditions, dont plusieurs traductions [en France,
chez Actes Sud/Babel, 2003].
En 1859, quatre ans après son retour des Indes orientales néerlandaises [l’actuelle Indonésie], le fonctionnaire de l’administration coloniale Eduard Douwes Dekker (1820-1887) s’est retiré pendant un mois dans une mansarde en Belgique pour écrire son livre. Max Havelaar a été publié l’année suivante. Sa sortie a fait l’effet d’une bombe, à la fois par son style, qui révolutionnait l’esthétique littéraire du XIXe siècle, et sa sévère critique du système colonial néerlandais. Le livre, que Hermann Hesse classe dans La Bibliothèque universelle parmi les plus admirables, décrit entre autres la coercition exercée, à travers la pratique institutionnalisée des travaux forcés, sur les paysans de la région de Lebak, dans l’ouest de Java, ainsi que la répression impitoyable conduite par un aristocrate local. Chef-d’œuvre incontesté de la littérature mondiale, Max Havelaar est au programme de toutes les écoles des Pays-Bas.
Désormais, son nom est également associé au commerce équitable. Cette histoire-là débute en 1986. Nico Roozen, directeur de l’ONG Solidaridad, reçoit un appel d’un producteur mexicain de café. “Merci pour votre don, dit-il, mais nous préférerions que vous nous aidiez en achetant notre café à un prix équitable.” L’idée va germer dans l’esprit de Nico. En s’associant avec Frans Van der Hoff, un pasteur néerlandais déjà impliqué dans des coopératives de café au Mexique, il fonde le premier label de produits équitables au monde. Le nom de Max Havelaar leur apparaît approprié pour servir le combat de Solidaridad en faveur des cultivateurs mexicains. Un combat similaire à celui que Havelaar, héros du roman de Multatuli, mène en 1856 aux côtés des petits planteurs de café de Lebak. La marque de café Max Havelaar naît officiellement à Amsterdam le 15 novembre 1988. Trois ans plus tard, en 1991, Solidaridad apporte une dernière touche à un mécanisme de commerce équitable à l’échelle mondiale, la Fairtrade Labelling Organizations (FLO), en vertu duquel des inspections seront conduites auprès des entreprises qui revendiquent l’étiquette “commerce équitable”. Une myriade de produits alimentaires tels que le thé, le sucre, le chocolat et le miel reçoivent ainsi l’estampille. Pour les fruits, Nico et ses associés développent un autre label, baptisé Oké. AgroFair, qui le commercialise, domine aujourd’hui le marché européen avec un chiffre d’affaires annuel dépassant les 60 millions d’euros. Et l’idée continue d’essaimer, des organisations néerlandaises faisant campagne pour l’établissement de fairtrade towns. Dans plusieurs villes, les citoyens font ainsi pression sur leurs élus pour obliger les magasins à vendre uniquement des produits équitables. Quatre agglomérations ont déjà adhéré à l’idée, dont Rotterdam et Groningue.
Le succès de ce vaste mouvement est tel qu’il a fini par faire oublier aux Néerlandais l’origine de Max Havelaar, héros d’une œuvre littéraire qui a bouleversé le destin d’un pays. A leurs oreilles, ce nom n’évoque que la marque de café. D’où l’importance des célébrations qui se déroulent cette année aux Pays-Bas en l’honneur du 150e anniversaire de la publication du roman de Multatuli, dont l’exposition présentée au printemps dernier à l’université van Amsterdam. A l’entrée de la salle Bijzondere Collecties, la statue d’un buffle grandeur nature surprend les visiteurs. Dans le roman Max Havelaar, le buffle est l’animal totémique incarnant les souffrances des paysans. Autour de la bête sont suspendus des vêtements traditionnels que les Indonésiens portaient au XIXe siècle dans la région de Lebak. Mais le plus étonnant est à venir : un mur entier consacré à une chronologie de la colonisation néerlandaise de l’Indonésie mise en regard des événements dont Multatuli s’inspire. Il est par exemple expliqué qu’en 1860 l’Indonésie comptait 42 800 Européens qui imposaient leur loi à 12,5 millions d’indigènes. Les travaux forcés imposés par l’autorité coloniale sont décrits par le menu, sans omettre les sanctions infligées aux habitants, dont la terre était jugée trop peu fertile. A cette époque, plus de 860 000 paysans dont la récolte de café était considérée comme insuffisante étaient ainsi contraints de travailler sans percevoir de salaire. Telle était leur punition. Il est précisé que les profits générés par cette forme d’esclavage étaient rapatriés pour financer les infrastructures de la métropole. Ponts, routes, canaux et jusqu’aux voies de chemin de fer ont été construits avec la sueur des paysans indonésiens transformés en forçats. Ce modèle d’exploitation est au cœur de l’indignation de Max Havelaar.
En parcourant la deuxième salle de l’exposition, on se rend compte que le combat de Multatuli n’a rien perdu de son actualité : un écran géant diffuse China Blue [de Micha Peled, 2005], un documentaire tourné clandestinement. On y suit une à une les étapes de fabrication et de commercialisation d’un jean, depuis l’usine, en Chine, jusqu’à son acquisition par un client américain. Les ouvrières sont contraintes de travailler au-delà des limites humaines. Elles s’endorment entre les tas de jeans, devant leur machine à coudre, incapables de résister au sommeil. A quelques milliers de kilomètres de là, le village de Ciseel, dans le canton de Lebak, attend toujours l’électricité. Il n’est accessible qu’à moto ou à pied. C’est ici que se déroule l’histoire écrite par Douwes Dekker. La semaine dernière, à quatre heures de l’après-midi, des trombes d’eau se sont abattues sur le village. Des dizaines de paires de tongs multicolores maculées de boue jonchaient le seuil d’une minuscule maison. A l’intérieur, une conversation animée. Assis à même le sol, les occupants tiennent entre leurs mains un livre : Max Havelaar, dans sa version indonésienne, traduite en 1972 par H. B. Jassin. Depuis trois mois, chaque semaine, écoliers et collégiens se retrouvent ici, autour du roman. Ils posent des questions sur une phrase ou un mot dont le sens leur échappe. Leur maître, Ubaidillah Muchtar, initiateur de ce “club de lecture Multatuli”, a parfois recours au soundanais [langue de Java-Ouest]. Un grand livre rouge circule parmi les enfants, sur lequel ils inscrivent leurs réflexions [fautes comprises] : “Je suis très fier de Max Hapelar”, “J’aime beaucoup ce livre mais je n’aime pas du tout le régent”, “J’adore le riding grup [reading group]” ou encore “Si j’étais régent, je ne serai pas cruel envers le peuple”. Ubaidillah, instituteur à Depok, dans la grande banlieue de Jakarta, passe trois jours par semaine à Ciseel. Max Havelaar, dit-il, est le premier roman auquel ces villageois ont eu accès. “Nous nous devons de connaître ce précieux témoignage que nous a légué Multatuli”, souligne-t-il. La discussion se prolonge pendant deux heures, seulement interrompue par l’appel à la prière du couchant.
Bien que la maison qu’occupait naguère Multatuli soit aujourd’hui en ruines, son souvenir dans le canton de Lebak n’est pas près de s’évanouir. La grande rue de la bourgade, l’école, une pharmacie et le bâtiment principal du gouvernement local portent son nom. “C’est un grand homme, un héros planétaire”, affirme le directeur du département de la jeunesse, des sports et de la culture de Lebak. Mais la consécration dont jouit Multatuli n’est pas du goût de tous. Les descendants de Raden Adipati Karta Natanagara, l’ancien bupati [régent], issu de l’aristocratie locale et dépeint par Multatuli sous les traits d’un dirigeant indigène d’une cruauté sans nom, estiment démesuré le culte voué à l’écrivain. Raden Adang Bachtiar Sastranagara ne cache pas son indignation, convaincu que la notoriété de l’écrivain a à jamais souillé la réputation et le nom de son ancêtre. “A croire que Multatuli, qui travaillait pour l’administration coloniale néerlandaise, était un héros et mon arrière-arrière-grand-père le méchant de l’histoire !” s’insurge-t-il. Lorsque le roman Max Havelaar est arrivé dans la région, la famille Natanagara a éprouvé un choc. Adang raconte que son aïeul est entré dans une colère noire. Des décennies plus tard, dans les années 1970, son oncle a encore écrit une lettre de protestation au gouvernement régional lorsque le film Max Havelaar [de Fons Rademakers, 1976], adapté du roman, a été projeté à Lebak. Bien que la population n’ait jamais couvert les descendants Natanagara d’opprobre, Adang assure que le stigmate ne s’effacera pas de sitôt et que son ressentiment n’est pas près de s’apaiser. Iroh Siti Zahroh, son épouse, n’est pas en reste. Pour elle, considérer le livre comme un témoignage historique dépasse l’entendement. A ses yeux, les accusations de Multatuli sont pures calomnies : par exemple, le travail forcé que décrit l’écrivain consistait en réalité, soutient-elle, en une aide volontaire des villageois envers le régent de Lebak, qui souhaitait accueillir, avec tous les honneurs dus, son cousin, nommé gouverneur de la province de Cianjur (Java-Ouest). A cette époque, raconte Iroh, il était naturel pour les paysans de se mettre au service de Natanagara, un dignitaire de sang royal.
La famille Natanagara n’est pas la seule à questionner l’intégrité de l’écrivain. L’historien Bonnie Triyana, spécialiste de Max Havelaar, rapporte qu’aux Pays-Bas aussi certains considèrent Dekker comme un escroc, un mystificateur. Lui-même estime que la pensée progressiste anticolonialiste qui prenait forme à l’époque a vraisemblablement pesé sur l’écriture du livre. Bonnie n’exclut pas le fait que Multatuli ait ainsi forcé le trait. D’autant qu’il n’est resté que trois mois en poste à Lebak – insuffisant, estime l’historien, “pour réunir la matière nécessaire à un tel livre”. Mais, au-delà de la polémique, Bonnie insiste sur l’influence incontestable de Max Havelaar sur le combat indépendantiste indonésien. Sukarno lui-même, le père de l’indépendance, l’avait dévoré dans sa jeunesse.
En 1859, quatre ans après son retour des Indes orientales néerlandaises [l’actuelle Indonésie], le fonctionnaire de l’administration coloniale Eduard Douwes Dekker (1820-1887) s’est retiré pendant un mois dans une mansarde en Belgique pour écrire son livre. Max Havelaar a été publié l’année suivante. Sa sortie a fait l’effet d’une bombe, à la fois par son style, qui révolutionnait l’esthétique littéraire du XIXe siècle, et sa sévère critique du système colonial néerlandais. Le livre, que Hermann Hesse classe dans La Bibliothèque universelle parmi les plus admirables, décrit entre autres la coercition exercée, à travers la pratique institutionnalisée des travaux forcés, sur les paysans de la région de Lebak, dans l’ouest de Java, ainsi que la répression impitoyable conduite par un aristocrate local. Chef-d’œuvre incontesté de la littérature mondiale, Max Havelaar est au programme de toutes les écoles des Pays-Bas.
Désormais, son nom est également associé au commerce équitable. Cette histoire-là débute en 1986. Nico Roozen, directeur de l’ONG Solidaridad, reçoit un appel d’un producteur mexicain de café. “Merci pour votre don, dit-il, mais nous préférerions que vous nous aidiez en achetant notre café à un prix équitable.” L’idée va germer dans l’esprit de Nico. En s’associant avec Frans Van der Hoff, un pasteur néerlandais déjà impliqué dans des coopératives de café au Mexique, il fonde le premier label de produits équitables au monde. Le nom de Max Havelaar leur apparaît approprié pour servir le combat de Solidaridad en faveur des cultivateurs mexicains. Un combat similaire à celui que Havelaar, héros du roman de Multatuli, mène en 1856 aux côtés des petits planteurs de café de Lebak. La marque de café Max Havelaar naît officiellement à Amsterdam le 15 novembre 1988. Trois ans plus tard, en 1991, Solidaridad apporte une dernière touche à un mécanisme de commerce équitable à l’échelle mondiale, la Fairtrade Labelling Organizations (FLO), en vertu duquel des inspections seront conduites auprès des entreprises qui revendiquent l’étiquette “commerce équitable”. Une myriade de produits alimentaires tels que le thé, le sucre, le chocolat et le miel reçoivent ainsi l’estampille. Pour les fruits, Nico et ses associés développent un autre label, baptisé Oké. AgroFair, qui le commercialise, domine aujourd’hui le marché européen avec un chiffre d’affaires annuel dépassant les 60 millions d’euros. Et l’idée continue d’essaimer, des organisations néerlandaises faisant campagne pour l’établissement de fairtrade towns. Dans plusieurs villes, les citoyens font ainsi pression sur leurs élus pour obliger les magasins à vendre uniquement des produits équitables. Quatre agglomérations ont déjà adhéré à l’idée, dont Rotterdam et Groningue.
Le succès de ce vaste mouvement est tel qu’il a fini par faire oublier aux Néerlandais l’origine de Max Havelaar, héros d’une œuvre littéraire qui a bouleversé le destin d’un pays. A leurs oreilles, ce nom n’évoque que la marque de café. D’où l’importance des célébrations qui se déroulent cette année aux Pays-Bas en l’honneur du 150e anniversaire de la publication du roman de Multatuli, dont l’exposition présentée au printemps dernier à l’université van Amsterdam. A l’entrée de la salle Bijzondere Collecties, la statue d’un buffle grandeur nature surprend les visiteurs. Dans le roman Max Havelaar, le buffle est l’animal totémique incarnant les souffrances des paysans. Autour de la bête sont suspendus des vêtements traditionnels que les Indonésiens portaient au XIXe siècle dans la région de Lebak. Mais le plus étonnant est à venir : un mur entier consacré à une chronologie de la colonisation néerlandaise de l’Indonésie mise en regard des événements dont Multatuli s’inspire. Il est par exemple expliqué qu’en 1860 l’Indonésie comptait 42 800 Européens qui imposaient leur loi à 12,5 millions d’indigènes. Les travaux forcés imposés par l’autorité coloniale sont décrits par le menu, sans omettre les sanctions infligées aux habitants, dont la terre était jugée trop peu fertile. A cette époque, plus de 860 000 paysans dont la récolte de café était considérée comme insuffisante étaient ainsi contraints de travailler sans percevoir de salaire. Telle était leur punition. Il est précisé que les profits générés par cette forme d’esclavage étaient rapatriés pour financer les infrastructures de la métropole. Ponts, routes, canaux et jusqu’aux voies de chemin de fer ont été construits avec la sueur des paysans indonésiens transformés en forçats. Ce modèle d’exploitation est au cœur de l’indignation de Max Havelaar.
En parcourant la deuxième salle de l’exposition, on se rend compte que le combat de Multatuli n’a rien perdu de son actualité : un écran géant diffuse China Blue [de Micha Peled, 2005], un documentaire tourné clandestinement. On y suit une à une les étapes de fabrication et de commercialisation d’un jean, depuis l’usine, en Chine, jusqu’à son acquisition par un client américain. Les ouvrières sont contraintes de travailler au-delà des limites humaines. Elles s’endorment entre les tas de jeans, devant leur machine à coudre, incapables de résister au sommeil. A quelques milliers de kilomètres de là, le village de Ciseel, dans le canton de Lebak, attend toujours l’électricité. Il n’est accessible qu’à moto ou à pied. C’est ici que se déroule l’histoire écrite par Douwes Dekker. La semaine dernière, à quatre heures de l’après-midi, des trombes d’eau se sont abattues sur le village. Des dizaines de paires de tongs multicolores maculées de boue jonchaient le seuil d’une minuscule maison. A l’intérieur, une conversation animée. Assis à même le sol, les occupants tiennent entre leurs mains un livre : Max Havelaar, dans sa version indonésienne, traduite en 1972 par H. B. Jassin. Depuis trois mois, chaque semaine, écoliers et collégiens se retrouvent ici, autour du roman. Ils posent des questions sur une phrase ou un mot dont le sens leur échappe. Leur maître, Ubaidillah Muchtar, initiateur de ce “club de lecture Multatuli”, a parfois recours au soundanais [langue de Java-Ouest]. Un grand livre rouge circule parmi les enfants, sur lequel ils inscrivent leurs réflexions [fautes comprises] : “Je suis très fier de Max Hapelar”, “J’aime beaucoup ce livre mais je n’aime pas du tout le régent”, “J’adore le riding grup [reading group]” ou encore “Si j’étais régent, je ne serai pas cruel envers le peuple”. Ubaidillah, instituteur à Depok, dans la grande banlieue de Jakarta, passe trois jours par semaine à Ciseel. Max Havelaar, dit-il, est le premier roman auquel ces villageois ont eu accès. “Nous nous devons de connaître ce précieux témoignage que nous a légué Multatuli”, souligne-t-il. La discussion se prolonge pendant deux heures, seulement interrompue par l’appel à la prière du couchant.
Bien que la maison qu’occupait naguère Multatuli soit aujourd’hui en ruines, son souvenir dans le canton de Lebak n’est pas près de s’évanouir. La grande rue de la bourgade, l’école, une pharmacie et le bâtiment principal du gouvernement local portent son nom. “C’est un grand homme, un héros planétaire”, affirme le directeur du département de la jeunesse, des sports et de la culture de Lebak. Mais la consécration dont jouit Multatuli n’est pas du goût de tous. Les descendants de Raden Adipati Karta Natanagara, l’ancien bupati [régent], issu de l’aristocratie locale et dépeint par Multatuli sous les traits d’un dirigeant indigène d’une cruauté sans nom, estiment démesuré le culte voué à l’écrivain. Raden Adang Bachtiar Sastranagara ne cache pas son indignation, convaincu que la notoriété de l’écrivain a à jamais souillé la réputation et le nom de son ancêtre. “A croire que Multatuli, qui travaillait pour l’administration coloniale néerlandaise, était un héros et mon arrière-arrière-grand-père le méchant de l’histoire !” s’insurge-t-il. Lorsque le roman Max Havelaar est arrivé dans la région, la famille Natanagara a éprouvé un choc. Adang raconte que son aïeul est entré dans une colère noire. Des décennies plus tard, dans les années 1970, son oncle a encore écrit une lettre de protestation au gouvernement régional lorsque le film Max Havelaar [de Fons Rademakers, 1976], adapté du roman, a été projeté à Lebak. Bien que la population n’ait jamais couvert les descendants Natanagara d’opprobre, Adang assure que le stigmate ne s’effacera pas de sitôt et que son ressentiment n’est pas près de s’apaiser. Iroh Siti Zahroh, son épouse, n’est pas en reste. Pour elle, considérer le livre comme un témoignage historique dépasse l’entendement. A ses yeux, les accusations de Multatuli sont pures calomnies : par exemple, le travail forcé que décrit l’écrivain consistait en réalité, soutient-elle, en une aide volontaire des villageois envers le régent de Lebak, qui souhaitait accueillir, avec tous les honneurs dus, son cousin, nommé gouverneur de la province de Cianjur (Java-Ouest). A cette époque, raconte Iroh, il était naturel pour les paysans de se mettre au service de Natanagara, un dignitaire de sang royal.
La famille Natanagara n’est pas la seule à questionner l’intégrité de l’écrivain. L’historien Bonnie Triyana, spécialiste de Max Havelaar, rapporte qu’aux Pays-Bas aussi certains considèrent Dekker comme un escroc, un mystificateur. Lui-même estime que la pensée progressiste anticolonialiste qui prenait forme à l’époque a vraisemblablement pesé sur l’écriture du livre. Bonnie n’exclut pas le fait que Multatuli ait ainsi forcé le trait. D’autant qu’il n’est resté que trois mois en poste à Lebak – insuffisant, estime l’historien, “pour réunir la matière nécessaire à un tel livre”. Mais, au-delà de la polémique, Bonnie insiste sur l’influence incontestable de Max Havelaar sur le combat indépendantiste indonésien. Sukarno lui-même, le père de l’indépendance, l’avait dévoré dans sa jeunesse.
HISTOIRE — Des pages noires
La colonisation néerlandaise de l’archipel
indonésien aura duré trois cent cinquante ans, depuis le jour où,
en 1596, le premier navire accoste au port javanais de Banten, jusqu’à
la déclaration de l’indépendance, en 1945. En 1621, le fondateur de
l’empire des Indes néerlandaises, Jan Pieterszoon Coen, écrit l’une des
pages les plus noires de cette colonisation : le génocide des habitants
de l’île de Banda, dans les Moluques, connue pour sa richesse en noix de
cajou et en muscade. Très vite, les autorités coloniales fondent la
Compagnie unie des Indes orientales (VOC), qui exerce un monopole sur le
commerce des épices. En 1830, le gouverneur général Johannes Van den
Bosch instaure le cultuurstelsel, ou système de cultures forcées,
obligeant nombre de paysans javanais à convertir, pour le compte de la
VOC, jusqu’à la moitié de leurs rizières en plantations de café, de
sucre ou d’indigo. Dans les années 1840, le cultuurstelsel provoque de
terribles famines : “La famine ? Sur cette île de Java, riche,
fertile, bénie des dieux, la famine ? Oui, lecteur. Il y a quelques
années encore, des districts entiers ont été dépeuplés par la faim. Des
mères vendaient leurs enfants pour un peu de nourriture. Des mères ont
mangé leurs enfants.” (Max Havelaar, Multatuli, Actes Sud)
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